Magnifique 'trinité' (34)

 


Comment décrire cette trinité représentant trois générations et s’entendant à merveille? Un trio d’enfer? Pas vraiment… Un trio ‘céleste’? Proche.

J’achevais la vingtaine, mon nouveau curé avançait dans sa décennie de quinquagénaire, et le vicaire marchait joyeusement dans sa vie de septuagénaire.

Ce dernier rendait encore de nombreux services à la paroisse, il y tenait, mais toujours dans le respect de ses capacités. Une anecdote : il prêchait régulièrement lors des messes du dimanche. Tous le trouvaient très bon et inspirant. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles : un homme assez âgé tellement au fait de la plus récente théologie, tellement articulé et intéressant! Il avait du ton, notre ami Émery! Et de la couleur! Il lisait –avec passion et verve- presque mot à mot, l’homélie proposée dans l’excellente (mais défunte) revue ‘Prêtre & Pasteur’. Nous gardions jalousement le secret. Mais nous savions aussi qu’il n’aurait pas lu quelque chose auquel il n’adhérait pas. Le texte avait été travaillé et assimilé, le surligneur jaune en faisant foi, les ratures aussi. Ayant appris l’éloquence à une autre époque, M. Laporte enflait parfois la voix pour mettre l’emphase sur un passage particulier. Un jour, un enfant cria de tous ses poumons : «Maman! Pourquoi il est fâché, le monsieur en avant?»  À l’instar des paroissiens présents, Émery, Jean et moi avons eu de la difficulté à garder notre sérieux pour le reste de la messe!

Un jour, lancé à voix forte dans les premières paroles de la consécration, M. Laporte cesse soudainement de parler après : «Ceci est mon Corps…» Long silence. Ses bras tenant toujours l’hostie élevée… Regards inquiets du curé et moi, assis face à face dans les stalles du chœur. Émery a-t-il un malaise? Ou vit-il une extase comme Padre Pio? Nous nous préparons à intervenir lorsque, soudainement ces mots éclatent, ‘trompettés’ : «…livré pour vous!» Puis, l’eucharistie se continua comme si de rien n’était… À la fin, nous nous empressons de le rejoindre pour savoir s’il avait eu un malaise. Et lui, avec son humour habituel, de nous répondre : «Mais non, voyons. Mon dentier s’est décroché et je n’arrivais pas à le remettre en place. J’avais les mains plutôt occupées, non? Après tout, pas de conséquences graves… il a tout simplement été ‘livré’ en retard!» Éclat de rire sans malice. Cher M. Laporte. Irremplaçable. Il nous a souvent dilaté la rate, celui-là!

Outre les moments de prière commune, l’un des temps forts de nos journées : le dîner partagé, dans la petite cuisine. Fait rare dans l’Église d’aujourd’hui, nous avions une cuisinière-ménagère qui préparait les repas. Cela s’avérait plus difficile de nous retrouver ensemble le soir, en raison de nos différentes réunions, mais le midi, assez régulièrement, nous nous retrouvions pour apprécier un temps de détente autour d’une bonne bouffe. Comme j’ai toujours eu une grande curiosité intellectuelle et un esprit journalistique, se conjugant à un grand amour et respect des aînés, mon plaisir fut de demander à notre confrère Émery de nous raconter, chaque jour, des pans de sa vie. Il fallait lui voir pétiller les yeux; quelle fierté dans son regard! Ayant vécu sur l’île Bouchard (en face de Saint-Sulpice) et ayant déployé sa vie de ministre catholique à différents endroits, je me suis enrichi de sa vaste expérience. Et il s’avérait un excellent conteur. Jean m’avait confié que, depuis son arrivée, et la mienne un an plus tard, son vicaire avait retrouvé sa joie de vivre qu’il avait quelque peu perdue. Sa porte de bureau en face de la mienne demeurait fermée la plupart du temps, mais c’était par délicatesse pour nous puisqu’il fumait beaucoup (il disait, après le repas, qu'il allait faire brûler son encens... un conseil que lui avait prodigué son médecin (!) des décénies auparavant, pour faciliter sa digestion...) Dorénavant, sorti de sa solitude, il ‘habitait’ davantage les lieux et même les paroissiens se rendaient compte de son changement positif d’humeur lors de ses interventions liturgiques et sacramentelles.

Cela ne dura que quelques années, cinq je crois, puisque Jean quittait après un seul mandat pour s’orienter dans un ministère complètement différent et que M. Laporte, dont la santé déclinait gravement, fut invité par un membre de sa famille à habiter chez lui, tout près de l’église, pour sa retraite définitive du ministère. Mais quelle période intensive et extraordinaire pour moi : une ‘banque’ de plus de soixante-quinze ans de sacerdoce m’étaient accessibles et j’en bénéficiais directement alors que j’étais justement en apprentissage de la vie de prêtre. Tant de discussions passionnées sur la morale chrétienne, la Bible, la théologie, la sacramentaire catholique, l’histoire de l’Église en évolution dont le Concile Vatican II et ses impacts, l'incarnation de l'Évangile du Christ dans le concret, etc. Trois époques différentes se côtoyaient et conjugaient -parfois confrontaient poliment- la richesse de leurs visions. Quel privilège que trop peu de mes confrères ont pu connaître. Mais pour en profiter pleinement encore faut-il, dans la vanité et la fougue de notre jeunesse, ne pas décréter que ce qui nous précède a été raté… que c’est dépassé, inutile ou non pertinent, et que nous avons, exclusivement et enfin, la recette gagnante. L’adage fait toujours sens ‘Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…’, même dans le sacerdoce ordonné.

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La semaine prochaine: La grande demande

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