Pauvre papa! -2 (62)
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(De gauche à droite: mon père Roland, tante-marraine Marie, ma mère |
Une fois mon paternel à la retraite, son désir de posséder un petit chalet dans les montagnes devint plus impérieux. Originaire du Bas-Saint-Laurent (qu'il a quitté très jeune), celui-ci avait toujours gardé une forte nostalgie pour le rural, pour les grands espaces et la nature. Je me rappelle que nous louions ou empruntions d'humbles chalets pratiquement tous les étés durant les deux semaines de vacances de Roland. Après de laborieuses recherches -tout ce qu'offrait le marché dépassait largement les possibilités financières de la famille- nous avons réussi à dénicher une petite maison, inoccupée depuis quelque temps, sur le bord d'un mini-lac, dans Lanaudière. Mes parents habitaient à Montréal-Nord, près du pont Pie IX. Par la 125, le trajet se faisait donc très bien. Le terrain demanderait beaucoup de travail mais le chalet en lui-même s'avérait en excellent état. Il n'y avait qu'une cave d'un mètre et demie entourée de treillis, mais mon père se disait qu'un jour il pourrait y faire construire une vraie fondation de béton, un vrai sous-sol habitable. Bien entendu, il a fallu faire installer une fosse septique aux normes et un puits artésien pour remplacer l'ancien qui n'avait que quelques mètres de profondeur. Mais le rêve se réalisait et la signature finale se fit le jour même du 64e anniversaire de mon père!
Environ deux ans plus tard, mes parents décidèrent de vendre la maison en ville. S'occuper de deux résidences demande de gros investissements de temps et d'argent. Ma mère ne conduisant pas, cette décision ne lui plaisait pas tellement. Mais Rose appréciait tout de même énormément la nature et comprenait la situation. Mon père n'ayant pas la jase facile dans l'intimité du foyer, et aimant plutôt l'extérieur de la maison que l'intérieur, l'ennui fut le compagnon quotidien de maman, surtout l'hiver. Heureusement qu'elle avait une vie spirituelle bien vivante. Et, très sociable, elle réussit à se faire quelques amis dans l'entourage immédiat. J'aimais bien aller me reposer et travailler physiquement au chalet, lors de ma journée de congé hebdomadaire. Au mois d'août '88, après l'achat, je me suis même procuré des annuelles pour enjoliver les alentours (le monsieur, à la pépinière, se demandait si j'avais tous mes esprits...ça lui paraissait un peu tardif...). J'aimais aller marcher avec Roland. On ne parlait pas, ou très peu, mais nous étions ensemble. Comme les pentes sont assez abruptes dans notre coin, l'effort s'avère considérable, par moments. Je remarquai bientôt la respiration laborieuse et sifflante de mon père et lui en fit la remarque. J'ai soixante-quatre ans (et plus), tout-à-fait normal, me répondait-il infailliblement. Comme il avait fumé énormément, cela m'inquiétait d'autant plus.
Un jour, sous la pression de ma mère, il alla consulter. Après quelques semaines d'attente à la fois angoissantes et remplies d'espérance, le docteur convoqua mon père. Cela s'adonne que je suis à la maison en congé. Les feuilles commencent à prendre des couleurs, je respire à fond pour tenter de chasser mon anxiété, en vain, tout en contemplant la beauté qui m'entoure et en priant intensément. Une fois de retour, en regardant Rose et Roland, j'ai tout de suite compris que les nouvelles n'étaient pas bonnes: cancer des poumons avancé et inopérable parce que situé dans le 'Y' des bronches. On lui offrira de la radiothérapie pour faire diminuer un peu la tumeur et l'inconfort. Mon père partit marcher, et je restai pour pleurer ma peine avec ma mère en me disant que papa vivait sans doute son dernier automne, à moins d'un miracle que nous demandions avec foi, et tous nos amis, à l'unisson. Mais il ne vint pas. Que c'est difficile, mon Dieu. Si injuste! Après avoir travaillé tellement fort toute sa vie... Il ne profitera de sa retraite que quelques années, et dans la souffrance. Malgré son état, il fit terminer les travaux du sous-sol et de l'agrandissement de la maison pour, avait-il dit discrètement à ma mère, que je n'aie pas ce 'trouble' après son départ... Pour moi, commençait -je n'en savais rien encore- une longue période de onze ans (avec quelques répits) d'accompagnement des miens dans la maladie, les séjours à l'hôpital à répétition et les deuils, tout en vivant l'apprentissage de ma vocation presbytérale.
Je dois vous partager ici un fait...inimaginable et tellement cruel... Quelques jours après que le diagnostique de mon papa soit tombé, ma mère m'appelle au presbytère de l'Assomption: l'hôpital venait de leur annoncer qu'il y avait eu erreur de dossier, Roland n'avait pas le cancer! Joie du Ciel! Je pleurai dans les bras d'un ami qui me visitait, je courus au bureau de mon curé pour lui annoncer, et nous fîmes un petit souper festif (tout en pensant avec tristesse à la personne qui allait apprendre que, finalement, elle, avait un cancer...). Cela semblait complètement incroyable... Le doute m'habitait, mais je voulais tant y croire! Le lendemain... nouvel appel de l'hôpital...Désolé, nous corrigeons, M. Soucy a vraiment le cancer en phase terminale. Nos plus plates excuses. Le choc que nous avons vécu alors... Je suis certain que ce jour-là la maladie de mon père s'est aggravée sensiblement. On ne souhaite cela à personne. Avec les miens, j'ai pleuré ma vie...
Par la suite, mon père a subi cinq ou six semaines de traitements de rayons, cinq jours/semaine, qui n'ont pas empêché la maladie de se répandre dans tout le corps. Je vous fais grâce de la suite. Huit mois après la première annonce, après d'énormes souffrances, d'entrées à répétition aux urgences par ambulance, Roland, devenu l'ombre de lui-même, partait en mars 1993 pour la maison du Père à l'âge de 68 ans... (j'avais 35 ans). En paix avec les siens et avec son Dieu. Ma mère et moi avions passé sa dernière semaine à son chevet, jour et nuit (mon frère n'ayant pu être présent que sporadiquement), alors qu'il se trouvait dans un coma provoqué pour lui éviter des souffrances atroces. Nous lui chantions ses cantiques préférés et priions paisiblement près de lui afin de l'apaiser et de l'aider dans ce grand passage. Les infirmières nous rappelaient que, même dans l'état comateux, les gens peuvent percevoir des voix, ou l'ambiance. Et j'ajouterais que l'âme de la personne peut sans doute percevoir bien au-delà de ce que nos sens saisissent. Sachez que j'en ai profité pour lui glisser à l'oreille mes demandes de pardons et mes déclarations d'amour filial, en même temps que mes plus intenses bénédictions de prêtre, n'ayant pas toujours été le fils idéal... Cela me faisait autant de bien à moi qu'à lui, j'en demeure persuadé.
Le personnel nous avertit, le samedi soir, qu'une violente tempête de neige printanière (les pires!) s'annonce... un monstre météo historique (il tombera finalement cinquante-deux centimètres avec des vents de blizzard et tout fut paralysé jusqu'au lundi, dans la région de l'hôpital de Joliette, du moins). Comme ma mère a alors presque soixante-treize ans et vit un épuisement palpable, on nous suggère fortement d'aller nous reposer à la maison jusqu'à ce que le pire soit passé, sinon nous serions bloqués plusieurs jours supplémentaires à l'hôpital. Sage conseil. Nous avions, bien entendu, des réticences à quitter notre bien-aimé, mais peut-être aussi avait-il besoin de cet espace pour se laisser aller dans les bras du Seigneur. Nous serons en sécurité, chez des amis, à l'Assomption.
Je me doutais bien que papa nous fausserait compagnie dans la grande blancheur, qu'il appréciait tant. Un appel m'apprit à quatre heures du matin que c'était accompli. Je ne réveillai pas Rose et retourna m'étendre. Bon voyage, papa. Je serai maintenant plus proche de toi que jamais. Plus de barrières et de blocages. Parlons d'âme à âme... Le son du vent sifflant dans les fenêtres porta notre dialogue et mes larmes tranquilles, jusqu'au réveil de la maisonnée. Je le savais, me répondit paisiblement maman en regardant le ciel, à l'annonce que je lui faisais, ému.
Tout cela se vivait à peine quelques années après que mon frère nous eut appris son SIDA.
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La semaine prochaine: Fils, voici ta mère.