Il s'appelait Christian (22)

 


Nous avions vécu ensemble le camp d’accueil des séminaristes au lac Gémont. Et ça avait cliqué tout de suite. Nous avions des atomes crochus : artistes, sensibles, aimant l’écriture, passionnés de la nature et partageant un même engouement pour la spiritualité de saint François d’Assise, entre autres points communs. Nous nous étions raconté un peu nos cheminements, et le sien était très particulier et touchant.

Venant d’une famille catholique engagée, Christian avait vécu dans un contexte familial de foi. Pourtant, sa vie avait dérapé. Je resterai plutôt discret sur les raisons et le contexte, mais je peux vous dire qu’il était tombé dans la prostitution et la toxicomanie (l’un amène toujours l’autre, dans les deux sens) dès la fin du primaire jusqu’au début de l’âge adulte. Un jour, il m’a demandé de lire son journal personnel pour m’aider à saisir davantage qui il était et ce qu’il avait traversé plus ou moins par choix. Je me vois dans ma chambre au séminaire… nuit blanche, profusion de larmes… Temps intense de prière. Ce jeune homme était un écorché vif de la vie.

Mais de là à entrer au Grand Séminaire à 22 ans, il y a un océan à franchir, il me semble. Le grand revirement pour lui s’est produit lorsqu’un ami futur prêtre de son diocèse l’a invité à un week-end catholique de ressourcement pour jeunes et Christian y avait été profondément ému, touché, guéri de ses blessures profondes par le Saint Esprit et appelé à servir Dieu comme prêtre, selon lui et l’ami qui l’avait entraîné. Je ne doute pas un instant qu’il ait vécu là quelque chose de très fort, j’ai moi-même participé à un tel week-end (la Rencontre, je crois, ou R3…) et il s’y passe effectivement de grandes choses, le Seigneur étant puissamment à l’œuvre. Sauf que, selon moi, la suite s’est déroulée trop rapidement et l’entrée au séminaire, à l’invitation empressée de cet ami séminariste, s’avérait prématurée. Il y a eu, il me semble, un manque de mûrissement à la base. Ces fins de semaine intensives sont comme des ‘Thabor (montagne de la Transfiguration)’ où se vivent de grandioses épiphanies; mais le retour à ‘la plaine’, pour prendre l’expression d’un confrère, peut être délicat, surtout dans un cas complexe comme celui de Christian. On nous incite d’ailleurs fortement à nous inscrire à un groupe de prière et de cheminement avec rencontres hebdomadaires dans notre paroisse afin d’assurer un suivi solide et bien accompagné , sinon il y a risque que ce ne soit qu’un feu de paille ou qu’il y ait dérive.

Intérieurement, en côtoyant régulièrement Christian, avec toutes les discussions que nous avons eues (j’étais son confident ‘attitré’, mais il avait comme nous tous son conseiller spirituel), en constatant ses immenses luttes avec ses ‘démons’, je doutais que le Grand Séminaire soit sa place, du moins à ce moment de sa vie. En même temps, je me réconfortais en me disant que ce temps de séminaire se veut justement un temps de discernement et qu’il comprendrait éventuellement qu’il n’y était vraiment pas heureux, au contraire. On sentait que sa souffrance augmentait de jour en jour…jusqu’à ce qu’il fasse une overdose dans une discothèque de la rue Sainte-Catherine. Je fus appelé par un confrère de sa classe (qui avait lui aussi le téléphone dans sa chambre, et une voiture) pour m’avertir de ce qui s’était passé et me demander d’aller retrouver mon ami dans sa chambre et d’en prendre soin. Nous étions alors en deuxième année et entre deux cours de maîtrise, je pouvais le faire. Comme j’étais attaché à ce jeune ami (j’avais 4 ans de plus que lui), je fus démoli en constatant son état. Il avait passé par l’hôpital et avait été renvoyé au GSM pour continuer à redescendre de son ‘trip’. J’ai apporté de quoi étudier et je l’ai surveillé de près dans son état presque semi-comateux. Étendu sur son lit, il se relevait parfois, soudainement, me regardait bizarrement et m’appelait ‘Maman?’. Je m’identifiais alors clairement, le réconfortais, lui donnais de l’eau. Cela a duré toute la journée jusqu’à ce qu’il émerge de sa confusion.

Ça n’a pas été long que tout le Séminaire a été mis au courant de l’événement, et cela a sonné le glas pour Christian. À la fin de l’année, il fut renvoyé, et je comprenais totalement la décision des autorités, qui m’apparaissait sage et justifiée. Mais vous pouvez saisir le choc de Christian, sa blessure terrible. Je lui avais promis, que même si j’entrais en stage, nous continuerions de nous voir et de cheminer ensemble dans la foi pour saisir le plan de Dieu dans tout ça. Ce qui fut fait. Il se trouva un petit appartement avec un coloc, près du Parc Lafontaine. Comme je m’étais acheté une petite voiture, j’allais souvent le chercher, dans mes congés, et nous partions en balade, surtout dans la nature, qu’il appréciait tellement.

Avançons dans le temps. En septembre, au téléphone, il me dit qu’il va me donner son dictionnaire la prochaine fois qu’on va se voir. Mais, on a toujours besoin d’un dictionnaire même si on n’est plus aux études, lui dis-je. Il rétorque : non, je n’en aurai plus besoin. Étrange…

Le lundi, 22 octobre, je décide de prendre mon congé au presbytère et de m’avancer dans différents travaux et projets, en relaxant. Mais je ne me sens pas bien. Mon cœur n’est pas en paix; j’ai l’intuition que quelque chose ne va pas, mais quoi? Une petite voix me pousse, vers 10 heures, à appeler Christian, qui me répond d’une voix endormie. Il était sans doute très déprimé, pour être encore au lit à cette heure. Ou intoxiqué? Je lui promets alors que le lundi suivant, j’irais le prendre et que nous irions marcher en forêt et parler en profondeur. Il acquiesce et me dit sur un ton que je n’oublierai jamais : «Je t’aime et te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi jusqu’à maintenant». Tous les indicateurs étaient au rouge, et je n’ai pas compris. C’était la dernière fois que je lui parlais.

Mardi matin, un confrère m’appelle et me lance tout de go : « J’ai une très mauvais nouvelle… Christian est mort! Il s’est jeté devant le métro à l’heure du souper, hier. » J’ai le souffle coupé, aucun son sort de ma gorge, nouée. Je raccroche et je me précipite dans le bureau de notre agente de pastorale, de l’autre côté du corridor. Je suis en état de choc, je ne pleure même pas. Mais l’accueil chaleureux et empathique de Sœur Madeleine (Sainte-Croix) me permet d’enfin laisser sortir les sanglots. Quelques minutes plus tard, j’annonce la nouvelle à mon curé et je l’informe que je m’en vais informer ma mère en personne. Compatissant, il m’assure de sa prière et m’invite à prendre le temps qu’il faudra avant de revenir au travail. C’est presque un miracle que j’ai pu conduire une demi-heure jusqu’à Montréal-Nord sans accident… Ma mère est dans la cuisine avec une cousine que j’aime beaucoup et j’entre en sanglots en criant : «Christian s’est suicidé! Jamais un autre jeune que je côtoierai ne fera cela! Jamais! Je ferai tout pour ça! Je consacrerai ma vie aux jeunes!» Un cri jailli du fond de mon cœur et de mon âme, et que Dieu a entendu.

Déjà de retour au presbytère le lendemain parce que j’ai rendez-vous avec le coloc de Christian qui, croyez-le ou non, est à cette époque le directeur de Suicide-Action Montréal! Il me console en me disant qu’il n’avait rien vu venir et que les signaux envoyés par mon ami s’avéraient volontairement nébuleux. Quand quelqu’un a pris la décision ferme de s’enlever la vie, souvent il s’organise pour qu’on ne le contrarie dans son plan. Ce monsieur m’apportait une dizaine de lettres que Christian voulait que je remette personnellement à ses parents et amis, voilà sa dernière volonté.  Juste avant de se jeter devant la rame entrant au quai à pleine vitesse, il avait lancé son sac à dos à un homme qui était là en lui disant : remettez-le à qui de droit. Tout est indiqué à l’intérieur. Et ce fut l’impact mortel. Imaginez le choc de cette personne, sans oublier le pauvre chauffeur de métro. Ces missives confirmaient que l’acte de mon ami était donc clairement prémédité et préparé depuis quelque temps.

J’ai accompli cette douloureuse mission de distribuer les lettres, il y en avait une aussi pour moi (déchirante, si remplie d’affection et de reconnaissance envers moi) bien sûr. Ses parents m’ont alors demandé de m’installer chez eux, le temps de préparer les funérailles avec le prêtre de leur paroisse. Ils en étaient eux-mêmes incapables, brisés totalement par la mort de ce jeune fils de 23 ans, deux ans environ –tenez-vous bien- après le suicide de leur aîné, à 25 ans, par pendaison (ils avaient trois autres enfants). Il était ‘l’idole’ de Christian. On connaît le fameux effet d’entraînement possible quand il y a suicide dans une famille. Vous comprenez ici que mon ami a vécu le fameux week-end spirituel déclencheur de son entrée au Grand Séminaire peu de temps après la perte dramatique de son frère…

J’ai fait ce que j’ai pu durant les deux trop brèves années d’amitié partagée. J’ai consulté à plusieurs reprises mon propre conseiller spirituel, même celui de Christian, et les autres responsables du Séminaire, pour faire part de mes inquiétudes. On lui avait fortement suggéré  de l’aide psychologique professionnelle. Je ne sais pas s’il y avait eu recours. Il m’avait seulement parlé, un mois avant sa mort, qu’il avait consulté un médecin et qu’il serait probablement opéré dans quelques mois, que sa santé semblait gravement compromise. Avait-il un cancer? Ou le SIDA? Personne ne l’a su. Il ne voulait pas en parler précisément. Pas davantage dans ses lettres d’adieu. Il a emporté son ultime secret avec lui.

Comment conclure? Difficile. Dire simplement que cela fait encore mal d’en parler, quarante ans après. Ajouter que la foi se veut un immense secours dans un tel deuil. Prions pour le repos de l’âme de Christian et de celle de son grand frère. Prions pour leur famille. Prions pour tous nos jeunes. Que l’Espérance chrétienne nous invite à croire que l’Amour de Dieu est plus fort que la mort. Je t’aime, Christian. 

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La semaine prochaine: Stagiaire à tout faire.

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