Surprise... (26)


 Vivre avec quelqu’un qu’on a choisi peut s’avérer un grand défi, à certains moments. Imaginez vivre avec quelqu’un qu’on n’a pas choisi… cela peut parfois devenir un défi insurmontable.

Voilà ce qui m’est arrivé lors de mon stage à Ville Saint-Laurent.

Je ne veux pas exagérer la situation, manquer à la charité, et encore moins démolir qui que ce soit. Mais voici, en gros, les faits : vers la fin de ma deuxième année pastorale en stage, on me convoque à l’archevêché. Le responsable du personnel veut me rencontrer. Honnêtement, je n’ai aucune idée du but de la rencontre, on ne le dévoile jamais par téléphone, telle se veut la politique diocésaine à Montréal. Je prends donc ma petite Renault Alliance et je me rends, angoissé, au 2000, rue Sherbrooke Ouest. Je pressens que ce ne sera pas pour me féliciter.

Depuis quelques mois, je ressens un malaise au presbytère, surtout lors des repas. Nous mangeons toujours dans la vaste salle à manger, le curé et moi face à face, la cuisinière venant nous servir (oui, oui, cette façon de faire existait encore, à l’époque…). Le silence était lourd. Il y avait problème mais je n’avais pas encore l’expérience et l’assurance personnelle pour demander une rencontre à ce sujet. J’avais été élevé par un père adoptif sévère, qui préférait le silence à l’expression de nos sentiments. Le respect de l’autorité paternelle étant alors prioritaire dans les valeurs de mon père, je me trouvais démuni et mal outillé pour faire face à cette situation ecclésiale malaisante avec mon maître de stage, un homme d’âge mûr. Et j’en souffrais. Lors du congé hebdomadaire du prêtre, je mangeais dans la cuisinette avec la dame qui nous préparait de si bon repas, et elle-même me disait constater un changement d’ambiance depuis quelque temps, sans pouvoir mettre le doigt dessus.

La réponse m’attendait à l’évêché : mon curé ne voulait plus vivre avec moi. La raison évoquée ainsi résumée : rien de grave ou de préjudiciable à mon cheminement; juste un ‘conflit de personnalités’ entre nous. Effectivement, nous étions vraiment très différents l’un de l’autre. Déjà, l’écart de quelques décennies en âge, mon énergie parfois exubérante (à 27-28 ans…), ma facilité déconcertante à exprimer mes sentiments (peut-être pas toujours avec le bon ‘timing’), ma vision très moderne, charismatique et un peu contestatrice de l’Église-institution (l’équilibre viendra…), mon tempérament d’artiste alors que lui avait eu un poste de direction dans le monde des affaires, avant le sacerdoce. Et j’en passe. J’ai sans doute commis des maladresses, comme prendre des initiatives sans respecter la ‘filière’ habituelle, oublié de demander des autorisations avant certaines ‘créativités’ de ma part, etc. Je crois que le nombre d’irritants que je suscitais pour mon responsable de stage dépassait réellement les affinités psychologiques et spirituelles qui auraient pu nous unir. Ça arrive, j’en suis conscient. J’aurais juste aimé le savoir avant qu’il ne soit trop tard. J’ai toujours eu une bonne capacité à reconnaître mes torts et voir ce qui pouvait s’ajuster dans mes attitudes pour une meilleure relation avec les autres, sans renoncer à mon fond, bien entendu. Je suis prompt à m’amender lorsqu’il le faut.

On m’indique donc la porte de cette paroisse. Pas d’autres options. Je devrai quitter au plus tard à la Saint-Jean, après une fête de reconnaissance des paroissiens envers moi. Les autorités diocésaines se mettront ainsi à la recherche d’un autre milieu de vie pour la suite. Sauf que le choc s’avère tellement grand que je leur dis ‘non merci’. Je leur demande de ne pas chercher. Je leur ferai signe quand et SI je me sens prêt à revenir dans le réseau. Il faudra que je me sente clairement appelé par le Seigneur à reprendre ma démarche… Pour le moment, ébranlé comme je le suis, ça me semble plutôt incertain.

Je fais le trajet de retour du centre-ville jusqu’à Saint-Laurent sur un boulevard qui me semble plus un long tunnel sombre qu’une route ensoleillée.  Les larmes nuisent à ma conduite. «Pourquoi, Seigneur, pourquoi? Éclaire-moi.»  De toute évidence,  j’ai besoin de repos et de temps de réflexion, de prière, de discernement, de remises en question, de guérison, avant d’aller plus loin dans cette direction. Il n’y a pas d’urgence à continuer. Mes parents m’accueillent à nouveau à bras ouverts dans la maison familiale. Il ne faut pas oublier que toute ma vie est en jeu, j’ai 29 ans cet été-là, je me retrouve devant rien et mes sentiments s’entrechoquent. Je suis confus. J’ai besoin d’air. Peine, déception, deuil (mutuel) à faire avec les paroissiens, auxquels j’étais déjà très attaché, colère. Cette dernière, non à cause du fait que notre ‘duo’ ecclésial n’avait pas bien fonctionné; ça fait partie des possibilités, bien sûr. Nous sommes humains, avec ce que ça suppose de beautés mais aussi de limites. Mais j’étais profondément fâché du fait de l’avoir appris ‘par procuration’ plutôt que de la bouche de la première personne concernée. Je ne suis pas un ‘monstre’, je me considère ‘parlable’ et ouvert. Toutefois, je le répète, nous sommes humains et mon curé avait sans doute ses raisons de ne pas se sentir capable de dialoguer avec moi (et ce, même après ma rencontre à l’évêché. J’ai essayé, le jour même de m’asseoir avec lui, mais c’était trop tôt pour lui, trop confrontant, puisqu'il savait d'où j'arrivais, et craignait sans doute ma réaction à vif. Ce qui fit que la porte de son cœur demeura fermée à double tour. Nous nous sommes entendus pour une possible rencontre le lendemain. Nous l'avons vécue, de peine et de misère, et, cette fois, j’ai un peu mieux compris cet homme; par contre, à l’évidence nous étions trop émotifs tous les deux pour régler quoique ce soit. Un 'dialogue' (?) à sens unique. De surcroît, je le sentais si essoufflé, si fatigué. En vérité, il avait davantage besoin d’un vicaire à plein temps que d’un stagiaire à accompagner –un surplus de tâche). Je l’ai accepté, avec le temps. J’ai reconnu mes propres blocages, et même, d’une certaine manière, les barrières que j’avais probablement érigées inconsciemment, devant ce silence dérangeant et inconfortable que je percevais comme du bête ‘boudage’ (quel cercle vicieux!), et qui ressemblait étrangement à certaines attitudes de mon père adoptif avec qui les relations s’avéraient parfois difficiles à cause d’une carence de communication… Ce manque provoque tant de conflits et de blessures évitables. De grâce, parlons-nous et écoutons-nous, vraiment.

Les mois qui suivirent ne furent pas les plus faciles de mon existence. Heureusement, outre l’hospitalité de mes parents, deux précieuses amies à moi, dont Jocelyne (qui devint religieuse quelques années après mon ordination; malheureusement décédée il y a deux ans), m’accueillirent inconditionnellement dans cette crise, m’offrirent de les accompagner dans un voyage de camping (en tentes) en Gaspésie pendant trois semaines, et furent de grandes oreilles compatissantes, incroyablement patientes, évitant tout jugement devant mon désarroi se verbalisant parfois malhabilement, me permettant ainsi d’au moins me sortir la tête de l’eau.  

En passant, saviez-vous que le mot ‘crise’, en chinois et en japonais (selon Google), est constitué de deux idéogrammes Wei (danger) et Ji (opportunité). Voilà le paradoxe d’une tempête dans la vie : une situation difficile, déstabilisante, qui permet de saisir de nouvelles opportunités et de rebondir. D’autant plus véridique pour un disciple du Christ! «Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien...» (Psaume 23)

(À suivre dès septembre.)

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