C'était l'été '86 (27)
Fin du mois de juin. Je vivais un cocktail de sentiments difficiles à porter. Colère, incompréhension, questionnement profond, peine, déprime… J’avais tellement aimé cette communauté de Ville Saint-Laurent, et ça s’avérait réciproque. Pourquoi cette ‘mise-à-pied’ qui me semblait tellement imméritée et injuste? Je comprenais bien sûr, avec ma tête, qu’une situation de manque d’affinités et de différence profonde de vision est toujours possible entre un stagiaire et un responsable de paroisse. Voilà des choses qui arrivent. Mais mon cœur et mon âme encaissaient très mal ce choc. De plus, je me sentais humilié de devoir retourner chez mes parents, avec aucune source importante de revenu sinon un peu d’assurance-chômage (en effet, le stage en paroisse avait été modestement rémunéré, selon les normes diocésaines), à 29 ans!
Deux de mes
amies interviennent alors. Devant ma ‘déconfiture’, prises de compassion,
Jocelyne et Francine m’invitent à les accompagner pour leur voyage de camping.
Faire le fameux tour de la magnifique Gaspésie. J’hésite, je n’ai pas d’énergie.
Trois semaines, ça me semble beaucoup. En même temps, comme de raison, je n’ai
rien à l’agenda. «Allez, prends ta tente et ton sac à dos, monte dans notre
voiture et fais-nous confiance.» Nous voilà en route pour le séjour le plus
pluvieux et froid de ma vie en camping! Imaginez, une seule véritable journée
de soleil nous a réchauffé les os, à 12 degrés celcius. Nous avions acheté des
lampions pour tenter d’enlever un peu d’humidité dans nos abris avant le dodo. Quand
nous lavions nos vêtements, nous en profitions pour passer nos sacs de couchage
à la sécheuse. Pour un soir de temps en temps, ne pas avoir l’impression de s’étendre
dans l’eau… Un ancien de la place nous a d’ailleurs demandé quel était notre
problème de visiter la Gaspésie à la fin de juin, début juillet! Il faut venir
en août, nous dit-il, interloqué, et quelque peu moqueur.
Malgré la
météo difficile (qui, en quelque sorte, faisait écho à mes états d’âme), l’ambiance
me plaisait. La beauté des paysages, le son de la mer, les bonnes bouffes, les
découvertes et rencontres sympathiques, l’amitié partagée faite de patiente
écoute, de discussions franches et significatives, l’accueil inconditionnel de
mon vécu, tout cela a participé à ma guérison progressive. Jocelyne (devenue
religieuse de Saint-Vincent de Paul, par la suite) me disait régulièrement l’importance
vitale de ne pas mettre le bouchon sur mes émotions. Mes deux compagnes de
voyage ont toléré avec empathie mes larmes, mes mots durs envers l’Église-institution,
mon refus de prier le bréviaire avec elles (parce que justement trop formel),
et autres attitudes semblables. Ma réaction peut vous sembler exagérée. Mais
quand on a tout investi dans quelque chose –corps et âme- et qu’on reçoit une
claque majeure en pleine face, une fin imprévisible et subite de ce qu’on croit
être notre projet de vie (cela s’ajoutant, il faut le dire, au deuil de mon ami
Christian décédé par suicide, au début de mon stage), comment ne pas se sentir
profondément blessé, bouleversé, perdu? Je vivais en quelque sorte une grande ‘peine
d’amour’ spirituelle. Je n’oublierai jamais les mots de mes amies qui m’invitaient
à exprimer et extérioriser ma colère, en la déposant même dans le cœur du
Seigneur telle quelle, sans censure (heureusement, elle n’était pas du tout dirigée
vers Lui, consciemment, du moins) tout en travaillant sur moi, en accomplissant
une introspection sérieuse, laissant toujours place à l’action de l’Esprit
Saint.
Et tout ce
temps, une question fondamentale : pourquoi as-tu permis cela, mon Dieu d’Amour?
Je souriais candidement à la vie, et on m’a cavalièrement cassé des dents… Que
veux-tu me dire au cœur de cette douloureuse expérience. Je veux bien unir ma
croix à la tienne, mais que dois-je saisir dans celle-ci? Je dois me situer. J’approche
la trentaine… Comme le beau chant de Robert Lebel, je portais la question,
fondamentale: «Seigneur, que veux-tu que je fasse? Je n’ai pas grand’chose à t’offrir,
sinon mon unique désir de te donner toute la place.» Mais comment cela se
concrétisera-t-il dans vie? Fais-moi comprendre ta volonté. Je veux l’accomplir
dans mon parcours de foi, mon existence de baptisé.
Essayer un
autre stage? Honnêtement, à ce moment de mon cheminement, j’ai vraiment la
forte impression, sinon la conviction, malgré mon séjour au Grand Séminaire et
tout ce que j’ai vécu jusque-là, que Dieu ne m’appelle finalement pas à devenir
prêtre, qu’il m’appelle ailleurs dans son plan, que j’avais mal saisi quelque
chose. Je n’aurais pas été le premier à passer par là. Je me consolais en me
disant que, de toute façon, dans l’ordre divin, rien n’est inutile et que je n’ai
pas perdu mon temps durant ces années d’étude et de formation théologique et
ecclésiale. J’en sortirais mieux équipé pour servir Dieu et le monde dans une
vocation différente, voilà tout. Pourquoi pas?
Mais l’été ne se concluait pas déjà. Loin de là.
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La semaine prochaine : Le Lac.