Un grand choc (53)
Cet après-midi-là, le mercure frôlait le point de congélation. Il tombait un crachin de fin de saison, vous savez, quand l'automne hésite encore à céder sa place à l'hiver. Après huit baptêmes, début de congé moche. Étonnamment, un petit bonhomme m’avait demandé, dans le stationnement de l’église, alors que j’allais vers mon auto, si je priais mon ange-gardien; son professeur avait suggéré que cela était important de le faire et cet enfant, tant qu'à me croiser, voulait vérifier si ça s’avérait vrai (pour ne pas perdre de temps à prier inutilement). Oui, lui répondis-je, sûrement une bonne chose à faire. J’avoue qu’il y avait longtemps que j’avais pensé à mon compagnon spirituel angélique. Alors, je le ferai tout au long de ma route, affirmai-je au jeune en question. J’ai tenu promesse. Chose exceptionnellement rare pour moi à cette époque, je me sentais anxieux au volant, en ce dimanche... Mais la prière m’apaisait. Disons-le, j'ai comme une intuition... Je dis ceci intérieurement : s’il m’arrivait d’avoir un accident aujourd’hui, que mes doigts soient épargnés afin que je puisse continuer à faire de la musique pour toi, Seigneur. À peine, deux minutes plus tard, c’était la collision! Un septuagénaire qui (de son propre aveu) avait eu un dîner bien arrosé, chez sa fille, rentrait à la maison avec son épouse. À l’arrêt obligatoire, il me vit arriver sur la route, à sa gauche, et crû qu’il avait le temps de traverser les deux voies. De mon côté, quand je le vis avancer au moment même où j’allais le croiser, je compris que j’allais le frapper violemment. Je n’ai même pas eu le temps de freiner, j’ai essayé de donner un coup de volant vers la droite pour l’éviter, mais comme il s’agissait d’une grosse voiture des années ’80, je suis quand même entré en collision, frappant de plein fouet la porte arrière ainsi que l’aile.
Ma mère m’avait
enseigné que, si un jour je voyais la mort arriver et me prendre au dépourvu,
il me fallait invoquer mon Sauveur et lui dire que je l’aimais. Ce que j’ai
fait, croyez-moi, tout en regardant, comme au ralenti, mon capot se friper et s’approcher
dangereusement de mon pare-brise (Nous n’avions pas encore de coussins
gonflables, en 1988.) Intérieurement, je faisais mes adieux aux miens en demandant à Dieu de les soutenir dans leur deuil. Et quelle tristesse : on compterait dans mon diocèse un prêtre de moins
alors qu’on en avait tant besoin. Croiriez-vous que tout cela s’est déroulé en
quelques secondes seulement? J’ai perdu mes lunettes, mes souliers, mais je
suis toujours resté conscient. Après que le bruit infernal eut cessé, j'ai réalisé que je me retrouvais perpendiculaire à la route! Malgré ma grande myopie, je voyais bien les phares de véhicules s’approchant trop vite à
mon goût, certains me contournant avec désinvolture. Je ne saignais pas extérieurement, mes dents avaient été épargnées, mais je souffrais beaucoup du sternum. Mais ma pensée allait surtout aux
gens de l’autre voiture. Je me disais : j’ai tué quelqu’un! J’ai tué
quelqu’un! J’espère qu’il n’y avait pas d’enfants! Et mes parents qui m’attendent chez-eux!
Et mes amis aussi!
Soudain un
bon samaritain se présenta à ma portière, qui s’ouvrait encore, Dieu-soit-loué!
L’homme m’exprima sa surprise : j’étais sûr de trouver un mort... Pendant
ce temps, d’autres personnes faisaient la circulation autour de ma voiture en
attendant les secours. Devant mon questionnement incessant, il me rassure :
personne n’est mort dans l’autre voiture non plus. Quel soulagement. Cette
dernière a été poussée beaucoup plus loin par la violence de l’impact, juste au
bord d’un grand fossé. Mon aide me propose de m’asseoir dans celle-ci en
attendant les ambulances. Il retrouvera mes souliers et mes lunettes.
Quand j’entrai
dans la voiture de ce couple d’aînés, le conducteur ne cessait de répéter, bouleversé, je croyais avoir le temps, je croyais avoir le temps… Et la dame
criait : où est ma statue de la Sainte-Vierge, j’ai perdu ma statue!!! Je
me sentais curieusement très calme, sans doute soulagé que personne n’ait perdu
la vie. Je trouvai la statuette près de mes pieds, derrière le siège du
conducteur. Cela a apporté un vent de paix à nous trois; je leur ai dit que je
me préparais à l’ordination presbytérale et que j’étais diacre. Nous partagions
donc quelque chose de très grand et réconfortant : notre foi.
La dame
avait un choc nerveux, son époux a dû être hospitalisé pour des fractures à
plusieurs côtes. Quant à moi, on m’amena à l’hôpital pour vérifier si mon
sternum n’était pas fracturé, menaçant alors mon cœur. Rien de tout cela,
heureusement. Aucune blessure majeure. La médaille de Marie, que je portais
toujours, encaissa une partie du choc causé par la ceinture de sécurité, me
dit la radiologiste, ce qui a pu contribuer à éviter la fracture de l’os central. Mais j’ai enduré des
douleurs dans tout le haut du corps, incluant le cou, qui dureront près de six
semaines. Je portais un col cervical lorsque la douleur augmentait trop, et je
me 'nourrissais' d'acétaminophène. Le sommeil en prenait un coup, étant incapable de
trouver une position confortable pendant plus que quelques minutes. Par contre, joie : mes doigts fonctionnaient très bien!
Quelques heures après l'accident, un ami accompagné de mon père vint me chercher à l’hôpital de Joliette et je pus m'étendre chez mes parents à Montréal-Nord. Bien entendu, ils avaient quitté le chalet pour me rejoindre le plus vite possible. Le lundi, je pouvais à peine bouger, mais déjà, le mardi, grâce aux massages de ma mère avec de la bonne vieille crème qui sent si bon la ‘paparmane rose’, et mes efforts personnels, je me levai pour aller manger. Voilà que mon père m’annonce qu’on part pour le Nord, il avait des choses à vérifier et à travailler. Mon curé m’ayant donné congé pour la semaine, il me semble que ça me ferait du bien, me dis-je. Sauf que, de passer sur les lieux de l’accident ne me tentait guère. Je demande à mon paternel de prendre une route alternative. Il me répond : pas question. Tu dois affronter cela au plus tôt. Plus encore, c’est toi qui conduiras. Cela t’évitera de rester bloqué là-dessus. Pédagogiquement prouvé! Mais papa! Je ne peux même pas tourner la tête pour faire mes angles morts, argumentai-je, un peu paniqué! Je les ferai pour toi, me rétorqua-t-il. Et avec Roland, on ne discutait pas longtemps. Alors je pris le volant, les jambes molles. La nausée me submerga en passant sur les lieux de la collision; je me rendis pourtant à destination, sain et sauf, bien fier de moi et heureux de me retrouver, enfin, dans le silence et la beauté de la montagne.
Une semaine plus tard, avec l'aide du bon curé Jean, je réussis à contacter le couple impliqué dans la collision, pour prendre de leurs nouvelles. Le tout se guérissait progressivement., me rassurèrent-ils. Comme moi, au final ils avaient davantage de blessures psychologiques que physiques. En plus de la douleur, les cauchemars nous réveillaient parfois mais cela allait sans doute s’estomper tranquillement. Oui, mais je dois avouer que par la suite, je n’ai jamais retrouvé le même plaisir à conduire. Je suis resté plutôt craintif et anxieux, moi qui avais tant apprécié, jusque-là, mon confortable cocon roulant. J'ai particulièrement surveillé les intersections avec intensité, vous vous en doutez, mon pied se trouvant toujours prêt à appuyer à fond sur la pédale de freinage! Ma belle petite Toyota (qui n’avait que six mois) se retrouva dans la cour à ferraille comme perte totale. Puisque j’avais choisi la prime ‘assuré à neuf’, on me fournit une autre Toyota, du même modèle et année, quelques semaines plus tard seulement Du matériel, ça se remplace facilement, en fin de compte. Pour les blessures du coeur et de l'esprit, la convalescence s'étire davantage et demande une bonne dose de patience et de confiance en soi et en Dieu.
Chose certaine, je n’ai plus jamais pris le volant sans invoquer la protection de mon Sauveur, de la Vierge Marie, de tous les saints...Sans oublier d'inviter mon ange-gardien à prendre place près de moi! Ce 13 novembre 1988, j'ai compris que parfois les anges se promènent dans un stationnement d'église, un jour de pluie...
La semaine prochaine : Jour de fête et de joie!