Pauvre papa! -1 (61)
Je vous situe: nous sommes en 1980, les cols bleus de la ville de Montréal ont déclenché une grève générale illimitée. Mon père, Roland, a été promu contremaître quelques mois auparavant et doit assurer les services essentiels à la chaufferie. (on comprend que sa promotion faisait partie d'une stratégie de la Ville, mais mon père avait bien mérité ce poste après tant d'années de service.) Son métier: mécanicien de machines fixes (ou ingénieur stationnaire). Il a réussi à atteindre cet échelon à force de beaucoup d'études et d'efforts. L'endroit où il travaille fournit la vapeur nécessaire au chauffage d'une grande partie des édifices municipaux, le tout fonctionnant grâce au gaz naturel. Donc, pas de blague à faire, le niveau de dangerosité est élevé, et le service ne doit pas être interrompu puisque nous sommes en hiver! Mon père doit même dormir sur place, étant le seul à pouvoir fournir légalement ce service. Il a hâte, nous aussi, ses deux fils et son épouse, que cela finisse. On l'imagine facilement! Roland n'a plus vingt ans, en fait il approche ses cinquante-six ans et le petit lit de camp s'avère plutôt inconfortable, sans compter le bruit incessant des grosses fournaises dans ce qu'on appelait à l'époque la 'boiler room'. Dans le même espace, il avait son petit bureau vitré , rempli d'indicateurs à aiguilles et de gauges, pour s'isoler un peu. Malheureusement, plusieurs cols bleus semblaient ignorer le nouveau statut de mon père, l'accusant conséquemment d'être un 'briseur de grève' (un SCAB). Croyez-moi, il n'avait aucune intention malicieuse ni de manque de solidarité.
Après les appels téléphoniques quotidiens de Roland, ma mère me partageait qu'elle percevait une grande anxiété dans la voix de son époux. Avec raison, me disais-je. Je fus davantage inquiet quand mon père nous demanda de garder toutes les lumières allumées autour de la maison, et aussi à l'intérieur, autant que possible. Je compris vite qu'on l'avait menacé de s'attaquer à sa famille s'il ne quittait pas la chaufferie. Pas rassurant, tout ça. Je me couchais très tard comme pour veiller sur ma mère et mon frère. Un soir, je m'attardais à regarder les Olympiques d'hiver (Lake Placid, USA). Mon frère dormait paisiblement à l'étage et ma mère au rez-de-chaussé dans sa chambre donnant sur la rue. Il passait minuit. J'entendis soudain un bruit bizarre de vitre brisée. Ça me prit quelques secondes à réagir. Je ne comprenais pas d'où pouvait provenir ce bruit fort. Après avoir regardé attentivement autour de moi, dans la cuisine, dans la salle de lavage...je ne voyais rien de suspect. Peut-être que ma mère avait échappé son verre d'eau... Au même moment, Rose me crie, inquiète: «As-tu entendu?» Oui, je cherche la source. Puis je lève le store qui recouvrait la porte vitrée de l'entrée... Un grand trou dans un des carreaux! On nous a tiré dessus! Je referme la toile, m'accroupis et, comme dans un film, je rampe jusque dans la chambre des parents en demandant à ma mère de ne pas bouger et d'éteindre pour qu'elle ne soit pas visible de l'extérieur. Mon frère, ayant le sommeil lourd, dort toujours profondément, en haut. Avant de le réveiller, je me faufile jusqu'au téléphone de la cuisine, le seul appareil de la maison (pas de cellulaire, à cette époque!), et je cherche frénétiquement, en tremblant de tout mon corps, le numéro du poste de police local (le 911 sera inauguré cinq ans plus tard). Ceux-ci n'ont pas mis grand temps à arriver mais, on s'en doute, cela m'a paru une éternité. Entre- temps, prudemment, puisque je ne sais pas si la menace est toujours présente, je me suis glissé dans le corridor pour aller avertir mon frère qui, toujours aussi difficile à réveiller, me tape une belle crise de nerfs... Une fois arrivés, les policiers se mettent à la recherche du projectile. D'après la grosseur du trou, ils croient qu'il s'agit d'une bille de plomb et non d'une balle. Je respire un peu. Ils avaient raison et finissent par retrouver la chose...qui a traversé la maison entière par le corridor. Un agent me dit qu'il ne faut pas prendre ça à la légère puisque selon la distance parcourue et les dégâts faits au cadre du carreau vitré, la bille aurait pu provoquer une grave blessure -ou pire- si quelqu'un s'était trouvé dans sa trajectoire (surtout à courte distance de la porte d'entrée). Mais qui a pu faire cela et pour quel motif selon moi, me demandent-ils. Je leur explique la situation et ceux-ci me promettent des patrouilles régulières sur notre rue.
Évidemment, après le départ des agents, j'appelle mon père qui s'y attendait, me dit-il. Mais il ne peut quitter les lieux de son travail. Il réussira à rejoindre un de ses supérieurs qui, en quelques heures, nous enverra un gardien de sécurité professionnel, lequel stationnera sa voiture dans notre allée, le moteur en marche jour et nuit (!!!) sauf lorsqu'il nous escortera à pied, mon frère et/ou moi, jusqu'à l'autobus (j'étudiais alors en théologie). En plein jour, les portes bien verrouillées, le danger s'avérait moindre, pour ma mère. L'agent privé ne nous quittera que quand nous serons dans l'autobus. Quel stress...
La situation se prolongeant, la Ville nous demanda, après une semaine environ, de quitter les lieux et d'aller vivre chez des amis ou dans la parenté, en demeurant très discrets là-dessus. Ma mère se retrouva chez l'une de ses soeurs, mon frère, chez des amis, et moi-même on m'accueilla si généreusement au presbytère de ma paroisse. J'avais une suite à moi tout seul et je n'avais qu'à m'asseoir à table avec le curé, le vicaire, mon amie agente de pastorale (Jocelyne), et la cuisinière/ménagère venait nous servir un excellent repas (elle mangeait ensuite avec nous, ce qui ne se faisait malheureusement pas dans tous les presbytères, à cette époque). Mieux qu'à l'hôtel!
Ce style de vie dura quelques semaines encore, puis notre existence reprit son cours normal. Ou à peu près. Mon père ressentait une immense fatigue mentale, suite à cette période anxiogène et immensément tendue pour lui. Les relations de travail avec ses collègues ne furent plus jamais agréables. Papa fut stigmatisé pour toujours. Des cols bleus lui reprochaient toujours d'avoir continué à travailler pendant leur grève, même si on leur expliquait clairement la situation. Roland n'avait pas eu le choix (comme col blanc), la Ville de Montréal lui rappelant sans cesse son devoir de contremaître (Et comme mon père avait, jeune adulte, fait partie des frères coadjuteurs Jésuites, il avait appris l'obéissance aux 'patrons'...). La santé de mon paternel s'en ressenti de façon importante et il ne rêvait plus que d'une chose, prendre sa retraite. Ce qu'il fit, seulement huit ans plus tard, à 63 ans, ses finances ne lui permettant pas de quitter plus tôt.
Tristement, ce qui aurait pu constituer une retraite 'dorée' bien méritée ne le fut pas longtemps. La suite affecta gravement toute la famille, particulièrement l'émotif et le sensible qui vous écrit présentement...
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La semaine prochaine: Pauvre papa, 2e partie.