Nicaragua-Le Barrio-2e partie (79)
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| -Lazarro - |
Les soirées y sont longues, croyez-moi. Que faire? Regarder la télévision! Oui, je vous le dis. Aussi démunis soient-ils, ces gens ont un besoin normal de s'ouvrir au monde extérieur. La dame nous disait qu'elle n'était pas sortie de son quartier depuis plus de vingt ans! Et même, rarement de sa maison (par peur)! Cela nous renversa totalement. Mais comment faire fonctionner cette boîte à images dans un pareil contexte? Avec de l'électricité, évidemment. Je vous explique: contre toute attente, le courant se rend dans cet endroit, toutefois...illégalement. Les résidents se branchent eux-mêmes d'une maison à l'autre, en partant d'une source commune, des transfos situés sur la rue principale hors du bidonville. Je vous l'écris et j'ai le frisson. Imaginez le danger couru par les gens qui ont fait les connections! J'imagine qu'ils avaient quelques compétences en ce domaine. Quoiqu'il en soit, on réussit ainsi à éclairer un peu les habitations, ce qui augment la sécurité et le 'confort' (vite dit!), tout en permettant d'écouter la radio et de regarder la télé (grâce à des antennes de fortune) pendant quelques heures, quand le réseau de fortune ne tombe pas en panne; et cela arrive quotidiennement, surchargé (on parle ici de milliers d'habitations, une ville dans la ville) comme il l'est.
Éric et moi, vous ne le croirez pas, avons écouté 'SCOOP' (une série connue au Québec, à cette époque) en espagnol! Je n'oublierai jamais lorsque mon compagnon de voyage me déclara avec son humour habituel que c'était la première fois qu'il comprenait ce qui disait le comédien, Roy Dupuis, pas particulièrement reconnu pour sa bonne diction, au début de sa carrière, du moins. Mais le choc que nous avons eu: sur cet appareil antique, minuscule et en noir et blanc, se glisse tout de même, sournoisement, le rêve américain! Que diriez-vous d'être assis dans une cabane qui tient à peine debout, assis sur des chaises sans recouvrements, en regardant Monsieur et Madame DYNASTIE (parlant espagnol, bien sûr) se pavaner dans leur château de trente-cinq pièces avec piscine et patio aussi vastes qu'une rue du barrio, habillés comme des reines et des rois?! Éric et moi, bouches bées, essayions de comprendre ce qui pouvait bien se passer dans le coeur de nos hôtes devant un tel étalage d'opulence, à des millions d'années-lumière de leur réalité... Cruel, non? Mais cela demeurait leur choix de regarder ce feuilleton. La colle, la télé, la radio AM à tue-tête du petit matin jusqu'au soir, tout cela constitue au fond le même réflexe, en partie inconscient, de se 'geler' pour fuir une réalité intolérable. Nous, nous savions que nous allions bientôt quitter. Mais pour eux...quel avenir possible?
Parmi les points encourageants: notre groupe a bien apprécié la visite du centre communautaire, plus loin en ville, où on lutte contre la malnutrition des plus jeunes et où l'on travaille à donner une certaine éducation à ceux-ci, puisque sans doute pas d'école accessible pour les enfants du bidonville qui, officiellement...n'existent pas, tout comme leur quartier clandestin... Vous comprenez le cercle vicieux?
Il faut que je vous raconte une activité ludique vécue grâce à ce centre communautaire: la baignade. Une fois par semaine, différents véhicules se remplissent d'enfants et se rendent à une piscine publique située à la marge de la capitale. Nous voilà embarqués dans un camion cube, un enfant sur chaque genou, entassés comme des sardines, roulant rapidement (je n'ai jamais autant prié de ma vie!) vers ce lieu tellement désiré par les jeunes. Nous arrivons enfin et ces derniers se lancent bientôt dans l'eau avec des cris de joie inoubliables. Mais nous sommes pétrifiés sur place: la couleur de l'eau...brune tirant sur le vert. Pas besoin de conseiller aux membres de mon groupe de voyage de ne pas y tremper leur petit orteil... Imaginez les conséquences pour ces baigneurs. La peau. Et l'hépatite, s'ils avalent de ce liquide. Et les bibittes comme l'amibe 'mangeuse de cerveau' (je ne blague pas, elle existe réellement, faites une petite recherche...). Devant nos questions, les responsables du Centre nous assurent que ces jeunes ont développé des anti-corps à force de vivre dans l'indigence. Ouais... Psychologiquement, au moins, cette sortie leur faisait sans doute beaucoup de bien.
Je remarque tout à coup qu'un ado, ne se baignant pas, me fixe constamment depuis de longues minutes. Je demande à Stéphanie de lui en demander gentiment la raison. Peut-être que je ressemble à quelqu'un qu'il connait? Elle me l'amène et s'asseoit entre nous deux pour traduire notre dialogue. En fait, il aurait voulu que je sois son père et que je le ramène avec moi au Canada. Il s'appelle 'Lazarro', il a treize ans. «Mais n'as-tu pas de père?» -«Oui, mais une poule reconnaît-elle ses oeufs?» répondit-il, le regard rempli d'émotions diverses. Interloqué devant cette expression, Stéphanie m'explique alors que son père 'collectionne' les rejetons biologiques, mais n'a rien d'un vrai paternel. Un géniteur, voilà tout. Quelle tristesse... Heureusement, Lazarro a une maman aimante, et des frères et soeurs. Manifestement, il ne voudrait pas les abandonner. Mais leur misère s'avère si grande, dit-il... De toute façon, ç'a n'aurait pas été possible parce qu'au Nicaragua on ne peut adopter qu'après y avoir vécu pendant deux ans, avoir fait ses preuves comme parent, et même là, ça ne se concluait pas toujours par un 'oui', surtout si des parents biologiques existaient. En d'autres termes, tout pour décourager l'adoption par des étrangers. Lazarro se doutait bien que son souhait ne se réaliserait pas mais d'exprimer son profond manque à des oreilles attentives et empathiques lui faisait du bien. Fallait voir briller son immense sourire. Quelles maturité et dignité dans son attitude. Ce moment resta marqué dans nos âmes et la séparation s'avéra fort émouvante une fois revenus au Centre communautaire. Je me demande bien à quoi il a rêvé, cette nuit-là, notre Lazarro.
Nous revoilà donc chez nos bons hôtes, le coeur comblé en nous souvenant de la joie exubérante de ces enfants, qui devaient être épuisés après une telle dépense d'énergie. Mais nous avions aussi le coeur si lourd notre impuissance à changer une réalité aussi dure et injuste.
Mais nous allions bientôt descendre encore plus bas dans l'horreur.
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La semaine prochaine: L'enfer existe, j'y ai marché!
