Nicaragua - Le barrio (78)
En présence du jeune soldat, notre guide Stéphanie nous enjoint de ne pas regarder celui-ci dans les yeux et surtout de ne pas avoir d'attitudes de défiance ou d'impatience, sinon il pourrait nous demander de descendre, de sortir tous les bagages déjà rangés -qu'il fouillerait probablement- et de vérifier chaque passeport. Nous demeurons donc assis en silence dans le bus pendant qu'il continue de tourner autour de ce dernier. Nous le voyons enfin s'adresser au chauffeur, un natif du Nicaragua, qui lui fait un substantiel pot-de-vin en cordobas afin qu'il nous laisse aller sans plus. Évidemment, nous devrons le rembourser.
Arrivés à destination un peu après le lever du soleil, dans un joli quartier de la capitale, après un chaleureux accueil de la part de nos hôtes et une collation très bienvenue, on nous permet de dormir un peu avant le départ, plus tard en journée, vers le bidonville. Nous nous sentions tellement vidés que ce ne fut pas un problème de roupiller à sept, sur une petite mousse par terre, épaules à épaules. La promiscuité à son meilleur. Peu importe. Ronflons en choeur, nous sommes crevés!
Peu de temps après ce somme, nous quittons en direction du Barrio, l'un des plus grands bidonvilles de Managua. Nous serons deux par deux dans des familles d'accueil, incluant notre guide québécoise, et cela pour cinq jours. Nous ne pouvons y demeurer durant le week-end, la violence y étant particulièrement élevée, les gangs de rue semant la terreur. Déjà, durant la semaine, il nous faut porter notre sac à dos sur la poitrine, ne pas porter de bijoux, incluant nos montres, éviter les contacts avec les gens et ne jamais oublier que la police n'ose même plus s'aventurer dans ce quartier extrêment pauvre. Les voleurs nous surveillent, en tout temps, aux coins des ruelles, pour soutirer aux passants la moindre chose pouvant rapporter quelques sous. Ceux-ci serviront malheureusement à acheter de la colle dans des sacs de papier, au marché en plein air, afin de s'enfuir quelques moments de ce monde de désespérance et de folie (le chant de Noël 'Les enfants oubliés' me montait au coeur... ). Ce sera la partie la plus stressante de notre voyage. Nous ferons éventuellement la visite d'un bidonville à la campagne, mais le climat y est totalement différent. Les gens sont physiquement éloignés les uns des autres, plutôt auto-suffisants) et on ne ressent pas la tension constante du Barrio de Managua.
Nous voilà donc chez un couple d'aînés très généreux. Malheureusement, nous constatons que l'espagnol que nous avons appris n'a rien à voir avec la langue parlée par nos hôtes. Particulièrement par l'époux, édenté, qui parle à une vitesse vertigineuse. Mon compagnon de résidence sera Éric, le seul gars du groupe à part moi. Il a vingt-deux ans et s'avère très solide mentalement. Mais là, nous sommes décontenancés et le dictionnaire de poche ne sert à rien. L'homme en question semble même en colère contre nous. Nous allons vite chercher Stéphanie, qui lui demande gentiment quel est le problème: il lui répond que tant qu'à venir dans ce pays, nous aurions pu nous forcer à apprendre sa langue... Elle parvient à lui faire comprendre la situation et à le calmer. Tout ce temps, la dame nous regarde, sereinement, avec le sourire. Nous aurons malheureusement peu de conversations avec eux durant notre séjour, mais avec des gestes et quelques mots nous réussissions tout de même à communiquer un peu.
En examinant les lieux, nous constatons que les gens ont travaillé fort pour nous recevoir le plus dignement possible. Ils ont fabriqué deux lits de camp avec de la toile. Nous dormirons donc dans ce qui sert de salon pour eux. En fait, il y a trois petites pièces. Mais imaginez des murs faits de bouts de planche avec des interstices entre elles. Toutes les habitations sont littéralement collées les unes sur les autres (n'oublions pas qu'un bidonville est un quartier illégal, installé sur des terrains 'empruntés'; souvent ils accueillent des gens de la campagne qui n'avaient pas d'autre choix pour survivre que de s'installer là. Pas d'aide sociale, pas de rentes de vieillesse et autres. On se débrouille comme on peut. On entend (et voit un peu) les voisins à travers les murs de fortune (au moins, ce sont des planches. À la campagne, nous avons vu des pièces séparées par des sacs de vidange et du carton...), alors on développe des trucs pour préserver notre pudeur.
Bientôt, les gens nous donnent à manger (vous comprenez que nous avons versé une pension et fait des cadeaux à nos hôtes, heureusement) des tortillas, du jus (nous devons discrètement mettre des comprimés d'iode ou des gouttes de chlore pur dans tous nos liquides pour éviter l'hépatite. Nous avons su plus tard que les habitants de ce quartier le font aussi parce qu'ils l'ont appris au Centre communautaire qui le leur fournit gratuitement), du riz et des fèves rouges (les frijoles, le mets traditionnel, surtout chez les démunis). Un soir qu'Éric et moi nous dirigions vers la toilette extérieure, nous avons vu une petite souris nous saluer en sortant le museau du pot de riz. Mais bon. À choisir entre ça et les grosses araignées, serpents et scorpions qui se promènent parfois dans le coin... Parlant des toilettes...il y avait un bol avec siège au-dessus du trou fait dans le sol (ce qui s'avère un gros avantage comparé à l'endroit suivant où nous habiterons) mais pas d'eau courante, bien entendu. Ce que nous avons trouvé particulièrement difficile: il fallait déposer notre papier souillé dans une boîte de carton juste à côté de la toilette. Et chaque soir, les gens faisaient un feu pour brûler le contenu dans leur petite cour arrière.
Les nuits furent inconfortables, non pas en raison de la chaleur, mais à cause du bruit: les toits sont en tôle et les chiens, vraiment nombreux dans le bidonville (sûrement pour la sécurité des résidents) s'y promènent allégrement. Et saviez-vous qu'un coq, ça peut chanter la nuit? Hé oui. Probablement les insomniaques. Expérience quelque peu traumatisante, Éric et moi sommes réveillés en sursaut par un coup de sifflet, tout proche de notre fenêtre (aux volets fermés, heureusement). En réponse, plusieurs autres sifflets se manifestent, en cascade, comme plus au loin. Sachant le taux terrifiant de criminalité de ces lieux, la peur nous étouffe, et nous rapprochons instinctivement nos lits de camp, comme pour nous protéger l'un l'autre. Nuit presque blanche. Le lendemain, Stéphanie nous expliquera que, comme la police ne met plus les pieds dans le barrio, les gens se sont inventé un système de sécurité. Des gens du quartier se relaient pour patrouiller chaque rue du quartier durant la nuit. À des moments entendus, ils doivent siffler. Tous font de même. Si l'un deux ne siffle pas au moment convenu, d'autres se ruent vers lui pour constater son état: blessé ou...mort. Les meurtres sont monnaie courante, nous dit-on. Il faut comprendre que des dizaines de milliers de personnes vivent là, entassés, dans une situation de promiscuité et de misère presque inhumaines, l'avenir bouché.
Un des jours de la semaine, Stéphanie nous emmène visiter une religieuse qui vit depuis des décennies dans cet endroit. Sa petite cabane s'avère propre et aménagée avec goût mais évidemment dans une grande simplicité. Elle agissait un peu comme une travailleuse sociale, comme ressource pour les gens ne sachant ni lire ni écrire, offrant des ateliers artistiques ou des rudiments de métier, comme la couture. Elle soignait tant les corps que les âmes. Mais, lors de notre rencontre, elle avait le visage tuméfié! Elle venait de se faire attaquer, la semaine précédente, par... elle ne le savait pas, ou ne voulait pas le dire. Pourtant très appréciée dans ce milieu, elle dérangeait par des interventions en faveur des pauvres auprès de la mairie ou du gouvernement central. Sans compter les trafiquants de drogue qui perdaient parfois de la clientèle en raison de ses efforts éducatifs auprès des jeunes, entre autres bénéficiaires de son action. On aura peut-être aussi voulu lui voler le peu qu'elle possédait. Elle ne résistait pas. Prenez et partez s.v.p. Mais on voulait lui laisser un 'souvenir marquant' de cette soirée. Cette consacrée ne portait en elle aucune rancune. Il est vrai que ça n'était pas la première fois que cela lui arrivait. Aucune intention de quitter et de s'installer au couvent -bien plus sécuritaire et confortable- de sa communauté. Solidaire jusqu'au bout. Et remplie de compassion pour son attaquant.
_____________________
La semaine prochaine: le Barrio, 2e partie
